À moins de 100 jours des Jeux olympiques de Tokyo, Mélina Robert-Michon s’est confiée à Stadion sur sa candidature au rôle de porte-drapeau, ses ambitions, et sa vision du lancer en général. Le fer de lance de l’athlétisme français nous a également confirmé, sous couvert de qualification, sa participation aux JO de Paris en 2024. Entretien avec une athlète passionnée et passionnante.
— Mélina, que vous inspire l’unification des Équipes de France olympique et paralympique ?
C’est à l’image de ce qui se fait déjà, ou qui commence à se faire, dans les clubs et dans les Fédérations. Nous, en athlétisme, je pense qu’on est déjà plus sensible à ça parce que dans les clubs et même à la Fédé, il y a déjà des handisports qui sont mélangés aux athlètes valides. Donc je trouve que c’est bien, et c’est même dommage que ce n’ait pas été fait avant.
— Lors de la conférence J-100, vous avez évoqué votre souvenir de vos premiers JO à Sydney en 2000, et qu’à l’époque le rôle de porte-drapeau vous paraissait inaccessible. Que s’est-il passé depuis ?
Beaucoup de temps ! J’avais 21 ans, je débarquais, au début de ma carrière ça a été assez vite pour moi donc les Jeux olympiques c’était déjà quelque chose d’exceptionnel. Les Jeux, c’est ce qu’il y a de plus haut pour un athlète, c’est au dessus de tout, et porte-drapeau c’est encore au dessus de tout ça. Parce que c’est un athlète, là en l’occurrence ça sera deux, qui représente l’ensemble des athlètes français et je trouve ça super fort. C’est quelque chose que je regardais avec des grands yeux, je pensais ne pas faire partie de ce monde là. En 20 ans, les choses ont un peu changé et c’est l’occasion de voir que rien n’est jamais figé, il faut travailler dur et essayer de réaliser ses rêves.
— Quel est votre regard aujourd’hui sur ce rôle de porte-drapeau ?
C’est un rêve ! On peut être médaillé olympique, on peut participer plusieurs fois aux Jeux olympiques, mais être porte-drapeau c’est quelque chose qu’on ne peut être qu’une seule fois dans une vie, et c’est un athlète tous les quatre ans. C’est quelque chose qui a une place vraiment particulière.
— Vous sentez-vous potentiellement investie d’une mission ?
Je pense que la mission du porte-drapeau, c’est de représenter l’ensemble des athlètes français, en passant de celui qui s’est qualifié tout juste, à celui qui n’a passé qu’un tour. On est tous des olympiens et le porte-drapeau doit représenter tous ces athlètes, et pas seulement les potentiels médaillés. Tous ceux qui sont là-bas y vont pour faire quelque chose, ont une histoire, ont fait des sacrifices pour ça. Les Jeux sont justement l’occasion de mettre en lumière des sports et des disciplines qu’on n’a pas l’occasion de voir sur d’autres évènements.
« Maintenant que je suis montée sur le podium, je n’ai plus trop envie d’en descendre. »
— Que ressentez-vous à l’aube de débuter vos sixièmes JO ? Abordez-vous la compétition tous les quatre ans de la même manière ?
Non, à chaque fois c’est différent, parce que j’ai une expérience supplémentaire. Chaque JO m’apporte quelque chose et me permet d’aborder les suivants différemment. J’essaie d’apprendre encore à chaque fois, et là ça va encore être un contexte différent avec la Covid. Ça sera l’occasion de me dire que j’aurais vraiment vécu plein de JO différents.
— Depuis vos premiers JO, vous n’avez cessé de grimper dans le classement final. Après votre deuxième place de Rio, quels sont vos objectifs pour cet été ?
Maintenant que je suis montée sur le podium, je n’ai plus trop envie d’en descendre. Tant qu’à faire, j’aimerais bien monter la dernière marche qu’il me reste parce qu’une médaille olympique c’est quelque chose de fou, mais un titre je pense que c’est encore plus fort. J’ai envie de monter cette dernière marche, même si ce n’est pas la plus facile mais je fais tout pour y arriver. Après, ça reste du sport, il n’y a pas de certitudes, et c’est ce qui en fait la beauté. Si c’était facile, ou si c’était prévisible, ça n’aurait pas non plus la même saveur.
— Justement, comment se passe votre préparation pour les JO ?
Ça se passe bien ! C’est un petit peu perturbé mais on s’adapte au fur et à mesure. Je n’ai pas pu faire tous les stages que je voulais, mais ça se passe quand même plutôt pas mal. Là je reviens de 15 jours de stage à Boulouris (Var). C’était un peu mon camp de base cette année, au moins je ne prends pas le risque de partir à l’étranger et de voir mon stage annulé au dernier moment, ou reporté. Je suis partie en décembre à la Réunion, où je m’étais greffée sur le stage des épreuves combinées. À Boulouris, j’ai pu retrouver le groupe des lanceurs de javelot et le groupe de Benjamin Compaoré au triple saut. Ça fait du bien de retrouver cette dynamique collective.
« C’est du sport en dehors du sport. »
— Techniquement, avez-vous mis de nouvelles choses en place pour tenter d’approcher les 70 mètres ? Et quelles sont vos évolutions techniques ?
Oui, forcément car il faut que je sois cohérente dans ce que je veux. Je veux être championne olympique, et je sais que 66 mètres ça ne sera pas suffisant. Mon objectif, c’est vraiment d’aller plus loin que ça, et de viser les 70 mètres ou plus. Il fallait que je continue à progresser, donc on a fait quelques changements. Ce ne sont pas des révolutions, ce sont plus des évolutions qui me permettent chaque année de pouvoir rajouter une petite couche sur ce que je sais déjà faire. Là, on a fait des petits changements sur le départ pour essayer que je garde mon disque encore plus longtemps derrière moi. Il avait tendance à tomber un peu quand j’avançais, donc le but c’est vraiment de le garder plus haut, et de garder la main un peu plus ouverte. J’avais l’habitude de fermer un peu ma main, et ça jouait sur mes angles d’envol. Ce sont des petites choses qu’on a essayé de changer. On a aussi fait des mesures au stage de la Réunion, et j’en ai refait à Boulouris justement pour voir ces angles d’envol, la vitesse etc. C’est en train de se mettre en place, ça s’améliore donc c’est plutôt encourageant.
— Quel est pour vous l’angle d’envol d’un jet optimal ?
C’est entre 38 et 41, et j’avais plutôt tendance à être à 35, des fois même un peu en dessous. Le but c’est que ça continue de monter. Ça commence à se mettre en place, il faudra voir comment ça se passe en compétition mais je suis plutôt confiante. J’ai vu cet hiver que j’avais déjà plutôt bien assimilé les changements qu’on avait pu faire. On verra quand ça va attaquer, car il n’y a rien qui remplace la compétition.
— Plus globalement, comment gérer le quotidien de maman et d’athlète ?
C’est du sport en dehors du sport. Ce sont des choix que j’ai fait et que je ne regrette pas. Ça me permet d’avoir un certain équilibre de vie. Je pars du principe qu’un athlète ne peut pas être bien dans sa vie sportive s’il n’est pas bien dans sa vie personnelle. Forcément des fois c’est un petit peu plus compliqué, il y a un petit peu moins de récup’ et ça demande un peu plus d’organisation, mais je me sens bien comme ça. C’est aussi une motivation supplémentaire pour moi d’avoir mes filles. J’ai envie de leur montrer qu’être une femme, qu’être une maman ça n’empêche pas de réaliser ses rêves. Je le prends vraiment comme une motivation en plus, et j’ai la chance d’être bien entourée. Mes entraîneurs m’ont toujours soutenu dans mes choix, et avec mon compagnon c’est notre projet à tous les deux. On fait les choix ensemble, et on se prépare pour les Jeux.
— Si l’on revient sur votre carrière, on parle souvent de votre longévité (41 ans), mais comment tout ceci a-t-il commencé ?
Un peu par hasard. J’ai toujours fait du sport (judo, volley-ball, handball) et j’ai découvert l’athlé au collège. C’est mon prof d’EPS qui m’a dit qu’il fallait que je m’inscrive dans un club. Je ne l’ai pas forcément fait parce que je ne le connaissais pas, et ça ne me bottait pas spécialement. Après j’en ai fait un peu en UNSS, car je faisais du hand et la saison se finissait pour enchaîner sur l’athlé. On était un petit groupe et le prof nous a dit de venir essayer de faire des compétitions d’athlé, donc nous y sommes allés. C’est là qu’on m’a présenté un entraîneur de club, qui lui a été insistant en revenant plusieurs fois à la charge pour que je m’inscrive, ce que j’ai fini par faire en rentrant au lycée car le club était juste à côté du lycée. J’ai un peu traîné, mais finalement je ne regrette pas et je crois qu’il a bien fait d’insister.
« D’avoir coupé pendant ma première grossesse, ça m’a permis pendant un an de prendre un peu de recul par rapport à l’athlé. »
— Donc vous n’avez pas forcément commencé l’athlé par plaisir, mais plus par incitation ?
Oui, voilà. Après ça m’a plus car il y avait une ambiance sympa et un bon groupe. J’ai essayé un petit peu tout, puis on m’a présenté mon entraîneur de disque et là j’ai trouvé ça génial. Il y avait un petit groupe avec des athlètes qui préparaient les championnats de France, et c’est quelque chose qui me paraissait juste exceptionnel. J’avais du mal à comprendre comment ils arrivaient à lancer aussi bien, aussi loin… J’étais impressionnée ! La bonne ambiance et la dynamique collective m’ont plu. C’est vrai qu’on parle de sport individuel, mais finalement on était tout un groupe d’entraînement, et c’est ce côté là aussi qui m’a plu. Puis après, ça s’est enchaîné assez rapidement.
— N’y a-t-il pas une forme de lassitude à certains moments ? Comment faire pour garder la passion du premier jour ?
C’est vrai qu’il y a des moments qui sont plus difficiles que d’autres, mais je pense que mes grossesses m’ont aidé. Elles m’ont permis de faire un peu le point, parce que justement quand on enchaîne beaucoup de saisons à haut niveau, on perd un peu le fil de « pourquoi on fait ça », on perd un peu la foi dans tout ça. D’avoir coupé pendant ma première grossesse, ça m’a permis pendant un an de prendre un peu de recul par rapport à l’athlé et de voir si ça me manquait ou non. Ça m’a fait du bien, et au bout d’un moment ça me manquait, donc ça m’a permis de faire le point et de me dire « ça me plaît ce que je fais, j’ai la chance de pouvoir le faire, et j’espère pouvoir le faire encore un peu« . Je voulais vraiment profiter de ces dernières années, car je me disais à ce moment-là que ça n’allait pas durer longtemps. Je voulais vraiment savourer, et puis finalement, je suis toujours là ! Pour la deuxième grossesse, ça a été un petit peu pareil, j’avais enchaîné les grands championnats de 2012 à 2017, et je commençais à être un peu usée psychologiquement et nerveusement. Ça m’a permis de prendre un peu de recul, et de me dire « j’ai encore envie« . L’approche est différente, et les deux fois je suis revenue motivée, avec des nouvelles envies et un nouveau challenge. Je pense que j’ai besoin de ça aussi, quand c’est trop facile, ça ne me plaît pas.
— Vos grossesses étaient en fait des nouveaux départs ?
Oui, voilà ! Surtout la première, c’était vraiment le saut vers l’inconnu. Je ne savais pas du tout comment ça allait se passer et si j’allais réussir à revenir, je me posais beaucoup de questions. La deuxième, j’avais un peu plus de certitudes car je me suis dit « bon, je l’ai déjà fait une fois, il n’y a pas de raison que je ne puisse pas le refaire !« . En tout cas, il s’agissait vraiment de coupures qui m’ont fait du bien et qui m’ont permis de revenir meilleure. On me posait souvent la question « mais tu penses que tu vas pouvoir retrouver ton niveau ?« . Mais mon objectif, ce n’était pas de retrouver mon niveau. Mon objectif c’était de continuer à progresser, et de rester dans cette dynamique de battre mon record et tout ça.
« J’ai toujours dit « il faut qu’on ait des résultats », c’est le meilleur moyen de parler de la discipline, et de la faire connaître. »
— Au bout de 34 titres nationaux, le podium est-il devenu une habitude ? Ressentez-vous les mêmes émotions à chaque fois ?
Forcément, c’est un peu différent à chaque fois car il y a toujours une histoire malgré tout derrière un titre. Ça va être des fois une saison compliquée, ça va être le retour de mes grossesses, les années olympiques… Il y a toujours une bonne raison de se réjouir d’un titre de championne de France.
— Même s’il y a certainement dû en avoir beaucoup, quel a été jusque-là le moment le plus fort de votre carrière ?
Les deux principaux que je retiendrais c’est d’abord Rio, parce que c’est les Jeux (médaillée d’argent en 2016). Si je dois garder qu’une seule médaille de toutes celles que j’ai, c’est celle que je garde, parce que les Jeux c’est l’objectif ultime pour un athlète. Puis il y a aussi celle de Moscou (médaillée d’argent), aux Mondiaux en 2013. Ça a été finalement le début de ma deuxième carrière. Et celle-là, on n’était pas beaucoup à avoir parié dessus. Ça a été une surprise pour beaucoup, mais nous on savait qu’on préparait ça.
— Selon vous, quelle est la place du disque dans l’athlétisme mondial ?
Il y a un petit renouveau. Que ce soit chez les filles, ou chez les garçons, on voit que depuis deux, trois ans, ça bouge pas mal. Il y a une bonne dynamique, on a des athlètes qui sont talentueux et ça devrait faire des bonnes perfs. Chez les filles, ça avait baissé un petit peu ces dernières années, mais là ça revient vraiment bien. Je pense que ça va être encore une bonne année, et je pense qu’on va avoir de beaux Jeux. Il faudra être prêt, parce que le niveau va être, comme toujours, au top.
— Quelles sont les solutions pour améliorer le niveau d’exposition des lancers en France ?
Je pense qu’on a déjà passé un cap. Si on revient, ne serait-ce que dix ans en arrière, on ne parlait jamais des lancers, et on ne voyait rien. J’ai toujours dit « il faut qu’on ait des résultats« , c’est le meilleur moyen de parler de la discipline, et de la faire connaître. Les gens ne peuvent pas aimer quelque chose qu’ils ne connaissent pas, donc pour moi ça passe forcément par voir et entendre parler de cette discipline pour pouvoir après l’apprécier.
« Si je suis qualifiée, je serais à Paris en 2024. »
— En tant que « porte-parole des lanceurs français », quels arguments donneriez-vous aux jeunes qui hésitent à pratiquer les lancers ?
Je leur dirais qu’il faut essayer ! C’est le meilleur moyen de voir si ça nous plaît ou pas. Dans l’athlé, on a une chance c’est d’avoir vraiment une diversité d’épreuves, et tout le monde peut y trouver son compte. Peu importe le gabarit ou les qualités, il y a forcément une épreuve dans laquelle vous allez pouvoir vous éclater. Il n’y a personne qui est laissé de côté en athlé. Que tu sois petit, grand, menu ou un peu plus enrobé, tu trouves toujours une discipline qui va te permettre de t’exprimer, et je trouve que c’est important. Le lancer, ça m’a permis d’assumer. J’ai toujours été très grande, et ce n’est pas évident quand on a 13/15 ans. Moi je faisais 1,77 m à 13 ans, c’est une période où on a envie que personne ne nous voit, et on ne voyait que moi. Je me suis dit « bon, au moins mon corps me sert à quelque chose« . C’était aussi un moyen d’avoir un regard positif sur moi.
— Donc l’athlé vous a forgé en tant que sportive, mais aussi avant tout en tant que femme ?
Oui, c’est l’impression de trouver sa place aussi. Parce que parfois le sport c’est un exutoire, un moyen de s’en sortir. Il n’y a que des bonnes raisons pour pratiquer un sport, et à tous niveaux. Ce n’est pas que pour devenir un champion, ça peut être pour trouver des valeurs, un encadrement, des amis, de la tolérance, de la mixité… Je trouve qu’en France, le sport est trop réduit au sport ou à la performance. Mais le sport, ce n’est pas que ça, ça fait vraiment partie de la société, et ça devrait être utilisé bien plus que ça.
— Quel regard portez-vous sur l’avenir des lancers français ?
Je pense qu’il faut qu’on reste vigilant. Ça a été bien développé ces dernières années, mais c’est un travail de longue haleine. Ça prend du temps, il faut vraiment accompagner les athlètes et ne pas les lâcher en cours de route, parce que ce n’est pas évident. On n’a pas toujours des partenaires, donc entre les études, le travail etc., il faut viser sur du long terme, car on sait que ça prend du temps. Il faut laisser le temps aux athlètes d’accéder au haut niveau. La marche est haute, et c’est vraiment à ce moment-là qu’il ne faut pas lâcher les athlètes.
— Vous avez évoqué dans plusieurs médias votre probable participation aux Jeux de Paris en 2024. Pouvez-vous aujourd’hui la confirmer pour Stadion ?
C’est au moins un des points positifs de la Covid et du report des Jeux de Tokyo, c’est que du coup on n’est plus qu’à trois ans des Jeux à Paris. Clairement, le fait que ça soit en France, c’est ce qui a fait pencher la balance. Là, à Tokyo on sait qu’il n’y aura pas de public, mes proches ne pourront pas être là… Pour avoir vécu cinq JO, je sais que c’est un événement exceptionnel. Jusqu’à maintenant, à part mon compagnon, tous les autres membres de ma famille n’ont jamais pu y assister. Là vraiment, ça serait le rêve ! De vivre ça avec eux, dans l’instant, les émotions seront encore différentes. À Paris, devant le public français et avec ma famille, je me dis que c’est un truc unique à vivre. Si je n’ai, ne serait-ce qu’une seule chance d’y participer, je vais me jeter dedans à fond car c’est un truc de fou ! Donc c’est sûr que si je suis qualifiée, je serais à Paris en 2024. Après, si j’y vais, c’est pour être compétitrice, ce n’est pas que pour y aller non plus. Mais je me dis que trois ans ce n’est pas si loin que ça non plus…
Emeline Pichon / STADION
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