Perché sur l’une des spectaculaires falaises de la vallée du Rift, à quelque 2400 m d’altitude, le village de Iten, dans le monde de la course à pied, représente beaucoup plus qu’un village de coureurs au Kenya. C’est un mythe. La double championne de France de cross-country (2021 et 2022) Manon Trapp est actuellement sur place en immersion totale pour réaliser un rêve à deux facettes : fouler les terres des champions d’athlétisme et mener des enquêtes terrain relatives à ses études en Master Géographie & Montagnes à l’Université Savoie Mont-Blanc. La demi-fondeuse de l’AS Aix-les-Bains a accepté de faire partager son quotidien aux lecteurs de Stadion. Pour son deuxième carnet de bord, elle évoque la cuisine locale qui est un élément incontournable et qui a toujours été saluée comme l’une des principales raisons pour lesquelles les coureurs kényans excellent autant.
Ce deuxième article a comme thème la cuisine kényane, suite aux demandes portant sur ce sujet. La majorité des aliments consommés sont d’origine locale. L’agriculture est la principale activité du comté Elgeyo-Marakwet dont Iten constitue le chef-lieu. Environ 80% des cultures sont destinées à l’autoconsommation et pour nourrir le bétail. Les éventuels surplus sont commercialisés dans les marchés ou dans les petites échoppes qu’on trouve à Iten, où il est très facile de se procurer des fruits et légumes. Les surfaces cultivées sont souvent de petite taille (d’une moyenne de 1,36 hectare), caractérisées par une faible mécanisation. Le comté compte trois zones topographiques et agro-écologiques distinctes associées à des micro-climats propres : les hautes terres, l’escarpement et la vallée, ce qui permet de faire pousser une large variété de cultures. Le site des hautes terres fertiles (49% de la superficie totale) est propice à la production de vaches laitières, de pommes de terre, maïs, blé, haricots, fruits de la passion et avocats. Au niveau de l’escarpement (11% de la superficie totale), on trouve du maïs, du millet, du sorgho et des haricots. Enfin, dans la vallée (40% de la superficie du territoire), les agriculteurs cultivent des fruits (banane, mangue, pastèque, papaye, orange), du millet, du sorgho, des arachides et des lentilles vertes. Ces cultures sont associées à l’élevage de volailles, de moutons et de chèvres.
Cependant, ce type d’agriculture est vulnérable aux aléas climatiques. Les risques climatiques tels que les précipitations intenses, des températures élevées et des périodes de sécheresse prolongées affectent les rendements des cultures et du bétail, et ont pour conséquence une augmentation des coûts de production ainsi qu’une hausse de la vulnérabilité de la population. 55% de la population d’Elgeyo Marakwet souffre de pauvreté alimentaire. Les enfants sont très touchés : nombre d’entre eux ne mangent pas le midi à l’école. De nombreuses associations et oeuvres de charité se sont montées pour répondre à ces besoins, à l’image de Runner Heal, ou encore Simba for Kids fondée par Julien Lyon, dont un des objectifs est de s’assurer que les enfants puissent aller à l’école et manger à leur faim, à travers une politique d’aide aux familles. Dans le quartier sud où se situent les centres d’entraînement, il n’est pas rare de croiser un enfant qui vous demande à manger…
Du champ à l’assiette : qu’est-ce qu’on mange à Iten ?
Des plats copieux, simples et qui tiennent au corps ! La cuisine kényane est à base de féculents tels que l’ugali, le riz, des pommes de terre, des chapatis ou du matoke (bananes plantains en purée). Cette portion de féculent s’accompagne souvent de protéines végétales (les Kényans mangent peu de viande) telles que les lentilles et les haricots secs, et de légumes (chou, carottes, oignons, courges, épinards, tomates, avocats…). Les plats sont généralement bien assaisonnés avec des épices. Pour la viande, on trouve du poulet, du porc, du mouton, du bœuf et du veau. Les grands classiques sont : l’ugali (farine de maïs cuite à l’eau et agglomérée en boule), les chapatis (pain indien cuit à la poêle avec de l’huile végétale) qui sont très présents en raison de l’influence sud-asiatique en Afrique de l’Est. Le Githeri est un mélange de haricots et de maïs (voir avec des patates). Au petit-déjeuner, on mange des mandazi : beignets triangulaires avec une mie aérée, ou de l’uji, forme de porridge sucré à base de millet ou d’une autre céréale. Le thé chaï se boit à toute heure, ce breuvage réconfortant est composé de thé, épices (cardamomes, cannelle…), de lait et de sucre.
Outre les repas dans les centres d’entraînement, il est possible de s’acheter des produits alimentaires dans les échoppes, le magasin de la station-service ORYX ou encore dans le supermarché tenu par des Indiens dont l’entrée n’est pas du tout intuitive, situé avant le centre d’Iten. En ce qui concerne l’hydratation, il est défendu d’utiliser l’eau du robinet, et il faut mener l’opération suivante : acheter de gros bidons d’eau, et transvaser l’eau dans des contenants de taille inférieure (si possible à l’aide d’une casserole). Ci-joint une photo illustrant cette opération de survie.
Puis, pour s’immerger dans les coutumes locales, il faut goûter aux restaurants locaux, parmi eux le Midland café, l’Oasis, le Venus Hotel. L’Oasis se trouve au niveau de la station essence ORYX. Le restaurant, qui rencontre un grand succès, s’est agrandi pour former une grande salle commune, avec une télévision qui permet aux habitants de suivre les nouvelles, et devient un lieu de regroupement pour le visionnage de grandes compétitions d’athlétisme ! Mais ce privilège ne semble réservé qu’aux hommes : sur au moins vingt-cinq personnes, j’étais la seule femme. La présence féminine se trouvait dans le personnel : la serveuse, la cuisinière et la femme d’accueil… Dans les coulisses de la cuisine, un homme prépare la pâte des chapatis, qui vous seront servis en deux minutes, chauds et épais, pour très peu cher, et peuvent être pris à emporter (à tester absolument).
Sarah, Mathilde, Manon et moi avons fait un cours de cuisine chez Caroline, qui nous a appris à faire de l’ugali et des chapatis chez elle. Ici, on mange de l’ugali le soir et le matin, avec du tchaï, mais les chapatis sont réservés aux jours de fête, car la farine de blé coûte cher. En effet, celle-ci demande à être transformée dans des usines tandis que le maïs peut être directement broyé sur place. Nous avons pris place dans la cuisine traditionnelle kényane, qui peut paraître un peu rustique de notre point de vue ! Nous nous sommes battues avec la pâte épaisse de l’ugali, et nous avons retenu la leçon de la préparation des chapatis : « put more oil ».
Qu’en est-il des déchets produits par ce système agricole ?
Les déchets organiques sont utilisés comme engrais, retournent à la terre, mais les déchets plastiques se retrouvent souvent dans les rues… En effet, il n’existe pas de véritable gestion des déchets, et les habitants ont pour habitude de creuser un trou dans la terre pour y enfouir les déchets et les brûler. Les fumées proviennent également de la cuisson qui se fait majoritairement au charbon de bois. Ainsi, il est de notre responsabilité, en tant que visiteurs, de minimiser notre impact en produisant le minimum de déchets.
Je tiens à remercier Morgan Le Guen et Brice Morisseau pour leur participation aux photographies. En ce qui concerne les sources bibliographiques, je me suis appuyée sur les données du Ministry of Agriculture, Livestock and Fisheries, du Kenya (données 2018).
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(Re)découvrez le premier épisode, en cliquant ici.
Crédits photos : Alanis Duc et Manon Trapp