La nouvelle vie de Teddy Tamgho

29 février 2020 à 7:58

Après avoir construit sa légende d’athlète, Teddy Tamgho, 31 ans en juin prochain, s’est lancé dans une nouvelle aventure en endossant le costume de coach. Avant même d’avoir raccroché les pointes en 2019, le champion du monde du triple saut à Moscou en 2013 avait très vite émis le souhait de voir se développer son rôle d’entraîneur. L’occasion de se pencher sur sa philosophie et son approche du métier.

Le rendez-vous avec Teddy Tamgho est fixé le mardi 25 février en fin de journée à l’Institut national du sport et de la performance (Insep), où il se sent comme chez lui. Sa tenue sportive somme toute passe-partout et son chrono autour du cou donnent de lui le portrait du parfait entraîneur. Avant même sa retraite en août 2019, le triple-sauteur avait commencé à se reconvertir dans l’entraînement. Il est en particulier le coach des Français Melvin Raffin, Rouguy Diallo et du Burkinabé Hugues Fabrice Zango. Discret dans les médias, le recordman du monde en salle du triple saut s’est longuement exprimé sans trop vouloir parler de lui-même. Au contraire il ne se fait pas prier quand il s’agit de décrypter sa relation avec les athlètes de son groupe.

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— Teddy, pour quelles raisons avez-vous souhaité nous rencontrer ?

Ça faisait longtemps qu’on m’avait proposé de faire une interview pour STADION-ACTU et j’ai estimé que c’était le moment de le faire.

— Êtes-vous fier de votre carrière ?

Complètement fier de ma carrière parce que j’ai fait ce que j’avais à faire. J’ai fait ce que je pense être bon. J’ai pris les risques qu’il fallait et je n’ai aucun regret.

— Quel est votre meilleur souvenir d’athlète ?

Mon meilleur souvenir d’athlète reste compliqué à déterminer parce que j’ai du mal à choisir entre le titre de champion du monde en salle à Doha en 2010 où je réalise 17,90 m, synonyme à l’époque du record du monde, et l’année suivante où je l’améliore à nouveau (17,92 m) lors des Championnats d’Europe en salle à Paris Bercy. Il y en a un c’est plus symbolique parce que c’est la première fois. Et le deuxième c’est le contexte, on est chez moi à Paris avec la famille et les amis dans la salle.

— Et le pire ?

Les Championnats d’Europe en salle à Turin en 2009 où j’ai pris la treizième place en arrivant avec la meilleure performance mondiale de l’année.

— Vous n’avez jamais participé aux Jeux olympiques, est-ce un regret ?

Non.

— Vous n’avez pas été épargné par les pépins physiques durant votre carrière. Comment avez-vous vécu toutes ces blessures ?

Ce n’est pas facile (long silence). Ce n’est pas facile de vivre ces moments-là. Il n’y a rien de bon et de beau à se blesser mais ce sont des épreuves utiles de la vie. Ce sont des leçons de la vie, ce sont des épreuves qui t’obligent à te renforcer. Et c’est vraiment à ce moment-là qu’on voit à quel point tu es fort ou pas. Est-ce qu’on sera capable ou non de surmonter cette épreuve ? Ces blessures ont été utiles dans ma construction en tant qu’homme.

— Vos nombreuses blessures vous ont-elles privé d’une carrière à la hauteur de votre talent ?

Oui c’est sûr j’en suis conscient. De manière très objective je pense que je suis le triple sauteur le plus doué qu’on ait jamais vu. Forcément, si on suit une carrière sans pépins physiques, ça m’aurait emmené à de superbes distances et à une accumulation de titres. J’estime avoir assez de mental pour gagner des championnats majeurs. Maintenant j’ai fait des choix dans ma carrière et je ne peux pas avoir de regrets par rapport à ça. Je suis sûr que j’aurai pu avoir une carrière linéaire, un peu à la Christian Taylor mais ce n’est pas quelque chose que je recherchais.

— Selon vous, le triple saut est une discipline éprouvante ?

Si vous regardez les études sur les plateformes de force, vous allez vous rendre compte que le triple saut est la discipline qui est soumise aux plus de chocs lors du contact au sol. Toutefois il y a une préparation qui est mise en place pour assumer ces mêmes chocs et au vu de cela je ne pense pas que le triple saut soit plus traumatisant qu’une autre épreuve. On n’a pas plus de blessures au triple saut que sur le sprint ou sur les haies. Il y a une préparation aussi. Comme le disait Jacques Piasenta : Les triple-sauteurs font partie de cette sélection naturelle de ces individus les plus robustes. Je partage son avis.

— La fin de votre carrière était-elle quelque chose qui vous angoissait ?

Non, je savais que ça arrivait. Quand j’ai pris ma décision qu’il était temps de raccrocher les pointes, j’ai estimé qu’il était temps d’entamer une « nouvelle vie » parce que j’étais déjà entraîneur bien avant d’arrêter.

— Le Tamgho de 2010 (année de son premier record du monde du triple saut en finale des Mondiaux en salle de Doha) a-t-il encore quelque chose à voir avec celui d’aujourd’hui ?

Rien à avoir, hier j’étais athlète et aujourd’hui je suis entraîneur donc déjà je vois les choses différemment. Quand tu es athlète, tu es dans la tornade alors que quand tu es entraîneur tu es à l’extérieur. Tu vois les choses sous un autre angle. Rien que pour ça il y a pas mal de choses qui ont changé en dix ans. Il y a eu aussi les différentes épreuves que j’ai pu connaître dans ma vie qui font que je n’aborde pas toutes les situations de la même manière.

— Quelles leçons de vie tirez-vous de la pratique de votre sport ?

Bien au-delà du sport de haut niveau, quand tu sais que tu vas t’engager à 100% dans un projet, il faut que tu sois prêt. Il faut être sûr que tu vas tout donner pour parvenir à tes objectifs. Si tu n’es pas prêt, il sera inutile d’espérer faire de grandes choses ou d’essayer de durer dans ce que tu entreprends. Voilà la leçon que je tire de la pratique de mon sport.

— Sauter, ça vous manque ?

Non, ma carrière est derrière moi désormais.

— Qui sera votre digne successeur chez les Bleus au triple saut ?

Je n’aime pas le mot successeur parce que c’est comme si moi aussi j’étais le successeur de quelqu’un alors que je ne suis le successeur que de mon père. Pour répondre à votre question, il y a des jeunes qui peuvent faire de belles choses. Il y a Melvin Raffin qui est en train de nous montrer qu’il revient à son meilleur niveau. Il est aujourd’hui vu comme un fer de lance mais il n’est pas seul. D’autres triple-sauteurs arriveront à tirer leur épingle du jeu. Pour tous les anciens, je pense que c’est le moment pour eux de raccrocher les pointes et de laisser les jeunes s’exprimer.

Comme convenu avec Teddy Tamgho au préalable de notre entretien, l’interview devait se structurer en deux parties, la première sur sa carrière et la deuxième sur son rôle d’entraîneur.

— Qu’est-ce-qui vous plaît dans ce métier ?

Ah les questions commencent à m’intéresser ! Tout d’abord, j’ai toujours souhaité être coach. Il y a le plaisir de transmettre la pratique du triple saut et de transmettre tout ce que mes entraîneurs m’ont appris. La soif de victoires également, je suis quelqu’un qui aime les compétitions. Quand un athlète arrive et te dit qu’il veut être champion olympique et qu’il veut être recordman du monde, toi forcément tu as envie d’être à 100% avec lui. Et quand un autre athlète arrive et te dit qu’il ne vaut pas plus de 17,50 m, tu sais qu’il ne sera jamais champion du monde vu le niveau actuel de la discipline mais tu as envie de t’impliquer dans son projet parce qu’il y a un réel challenge à relever.

— Quand avez-vous obtenu votre diplôme ?

Ghani Yalouz et Laurence Bily m’ont conseillé de passer mon diplôme parce certains coachs critiquaient le fait que j’entraîne sans diplôme. J’ai écouté leur conseil afin de me mettre dans les clous et d’éviter tous problèmes dans le futur. J’ai obtenu mon diplôme en février 2018.

— Melvin Raffin, Rouguy Diallo, Hugues Fabrice Zango, Cyréna Samba Mayela… Vous avez dans votre écurie plusieurs pépites de l’athlétisme français.

Ils ont des qualités physiques exceptionnelles donc c’est une bonne chose pour eux. Effectivement c’est un kiff d’avoir des athlètes aussi doués. L’entraînement avec eux ce n’est pas toujours une partie de plaisir mais c’est sûr que quand ça va bien, c’est le top. Comme je le répète souvent, le talent ne suffit pas. Avant de savoir si on assiste à l’éclosion de futurs diamants, il faudra du temps et c’est à eux de nous prouver qu’ils sont faits de ce bois-là. De par tes qualités physiques tu peux prévoir de belles perspectives mais si tu es incapable d’y intégrer le travail nécessaire, ça ne sert à rien. On appelle ça une coquille vide.

— Comment arrivez-vous à créer une émulation au sein de votre groupe ?

Ça se fait tout naturellement. J’essaye de prendre des athlètes qui sont compatibles, on peut dire que ce ne sont pas quelques pommes pourries qui vont gâter la récolte et moi je dirai au contraire que si. À partir du moment où tu as un élément perturbateur pour le groupe, même si c’est le meilleur athlète en terme de performance, il faut soit essayer de le recadrer pour qu’il rentre dans le moule ou soit il faut l’écarter sans aucune pitié ni empathie. Un élément perturbateur peut littéralement te tuer un groupe. Je sélectionne des athlètes qui vont bien s’entendre entre eux et qui ont surtout un objectif commun.

À partir du moment où vous avez un objectif commun, il y a des choses pour lesquelles vous allez vous entendre et même des petits problèmes en interne que vous allez refuser d’avoir ou régler très vite parce que vous n’avez pas le temps de vous attarder dessus. J’ai décidé de me séparer avec certains athlètes pour des raisons diverses comme le fait que la mise en action de leur préparation n’allait pas dans le sens du groupe. Personne n’est au-dessus du groupe. Nous travaillons ensemble dans le but de faire avancer l’équipe. Travailler dans l’humain et la psychologie, ça fait partie intégrante du métier. Pour essayer de concerner tout le monde, c’est indispensable. La psychologie est en tout cas au cœur de notre métier, peu importe l’âge des athlètes avec qui tu collabores.

— Comment comptez-vous exploiter pleinement leur potentiel ?

C’est un travail de recherche perpétuelle, au quotidien. Tu lis, tu apprends, tu regardes comment les entraîneurs s’y prennent, tu échanges avec eux. Tu essayes de comprendre les méthodes, tu t’inspires de certains comme pour moi qui étais un fan de Jacques Piasenta. J’ai lu tous ses livres avant de passer mes diplômes. Je suis également un fan de l’école cubaine pour ne citer qu’eux bien sûr. J’ai avalé la philosophie d’un Daniel Darien (NDLR : père de l’international français Garfield) qui est pour moi un mentor au même titre que Laurence Bily.

De mon humble avis, ce qui était vrai hier ne l’est pas aujourd’hui. Le sport de haut niveau est comme la peau d’un serpent, elle mue de manière très ponctuelle, il faut toujours se renouveler. C’est top d’échanger, de partager des choses, et notamment des victoires, avec ses athlètes. Après, au-delà de ça, j’adore leur proposer des choses lors des séances, tenter de les surprendre.

— Doit-on être bon athlète pour être un bon coach ?

Je suis dans ce cas de figure et pour moi ce n’est pas parce que tu as été athlète de haut niveau que tu seras un super coach. Avoir été athlète de haut niveau c’est parce que tu as eu les qualités physiques, tu as bien écouté ton coach et tu as eu un staff autour de toi qui t’a permis de réussir. On a certes une expérience qui est intéressante, qui est riche parce qu’on a connu de grands événements, l’adversité, le stress… mais ça ne fait pas tout. Certains athlète de haut niveau sont incapables de parler de planification. Ils sont là pour suivre une directive. Le coach doit avoir une connaissance très approfondie sur la ou les disciplines en question. On aide de plus en plus les coachs de province qui sortent les petits et les font grandir jusqu’aux podiums internationaux, je valide totalement.

— C’est à dire ?

Il y a des coachs qui ont un background et une valise avec beaucoup plus d’outils que les athlètes de haut niveau. Qu’est-ce qu’on va lui dire à ce coach ? Alors toi, malgré tout ce que tu as fait, tu vas passer derrière cet ancien athlète, parce qu’il a fait du haut niveau. Il y a un problème quelque part.

— Quelles sont les axes qu’on peut améliorer ?

Quand tu as un athlète qui a quitté sa famille, ses amis, sa routine pour venir jusqu’à Paris, il sacrifie sa vie pour réussir. Tous les jours il se lève, il est en compétition. Aujourd’hui il y a des entraîneurs qui ne se remettent jamais en question. On prépare tous les JO 2024. Il faut savoir qu’en face tu as un athlète qui est en train de sacrifier sa vie et qui compte sur toi pour le faire réussir.

L’athlète donne son avenir entre les mains du coach, il a 2024 à réussir, le coach se démène pour le faire réussir. Lui son cerveau va cogiter de 8h le matin jusqu’à 23h le soir alors que celui du coach va cogiter pendant 3 heures au moment de l’entraînement. Il y a des choses à améliorer, il ne faut pas avoir peur de dire les choses. Ce n’est pas parce qu’on fait bien qu’on ne peut pas faire mieux.

— Votre arrivée en tant qu’entraîneur a-t-elle été facile ?

Il a été compliqué pour moi de m’installer en tant qu’entraîneur. Quand Rouguy (Diallo) et Melvin (Raffin) ont voulu me rejoindre, j’ai eu des soucis. Pire pour Martin, qui a souhaité intégrer le groupe en septembre 2016, et bien que j’aime la performance, j’ai primé sur l’humain et l’ai donc aidé dans son projet de partir aux États-Unis (pour le football américain). Dernièrement avec Jonathan (Seremes) ça a pris des proportions incroyables. Concernant Cyréna (Samba-Mayela), j’ai été critiqué car je ne suis pas ancien athlète de la discipline, sans savoir que je travaille depuis 2010 avec Daniel Darien. Allons aux États-Unis où un grand nombre d’athlètes de disciplines différentes s’entraînent ensemble. Il y a eu pas mal de polémiques sur les choix que j’ai pu faire.

— Comment allez-vous aborder la saison estivale 2020 qui comporte deux échéances majeures : les Jeux olympiques et les Championnats d’Europe ?

J’essaye de garder un rythme normal, c’est à dire avec une saison en salle classique en enchaînant avec la saison estivale. Avec des JO qui arrivent plus tôt que les Mondiaux, on est obligé de commencer les compétitions en avril au lieu d’attaquer en mai en temps normal. Chacun aura son programme selon ses objectifs. Tu ne vas pas préparer Hugues Fabrice Zango comme tu vas préparer Jonathan Seremes. Pour Hugues, l’objectif sera d’être performant aux JO alors que pour Jonathan, l’objectif sera de le qualifier aux JO, c’est à dire être assez fort pour réaliser les minima.

— Un petit mot sur les conditions d’entraînement à l’INSEP…

On y est tous les jours, c’est notre quotidien ! Ce sont pour moi les meilleures conditions qu’on a en France, on ne va pas se mentir on a tout ce qu’il faut ici. On a notamment une superbe Halle et une superbe piste. Tout est réuni pour faire progresser les athlètes.

— Serez-vous heureux si Hugues Fabrice Zongo ou Melvin Raffin améliorent votre record du monde en salle ?

Je souhaite que tous mes athlètes soient meilleurs que moi ! Je pars du principe que l’élève doit dépasser le maître et pour moi ce serait un échec qu’un de mes élèves ne puisse pas battre mes records.

Propos recueillis par Solène Decosta / STADION

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