Perché sur l’une des spectaculaires falaises de la vallée du Rift, à quelque 2400 m d’altitude, le village de Iten, dans le monde de la course à pied, représente beaucoup plus qu’un village de coureurs au Kenya. C’est un mythe. La double championne de France de cross-country (2021 et 2022) Manon Trapp est actuellement sur place en immersion totale pour réaliser un rêve à deux facettes : fouler les terres des champions d’athlétisme et mener des enquêtes terrain relatives à ses études en Master Géographie & Montagnes à l’Université Savoie Mont-Blanc. La demi-fondeuse de l’AS Aix-les-Bains a accepté de faire partager son quotidien aux lecteurs de Stadion. Pour son troisième carnet de bord, elle évoque sa rencontre passionnante avec deux acteurs locaux, Brother Colm O’Connell et Jonathan Kiplimo Maiyo.
Le sujet de mon mémoire porte sur les impacts du tourisme sportif et de l’athlétisme sur le territoire d’Iten. Quelles sont les réalités locales existantes, derrière la médiatisation de cet espace connu comme étant le berceau des plus grands athlètes kényans ? Comment le centre d’entraînement majeur qu’est devenu Iten s’est-il construit au fil du temps ? La communauté locale bénéficie-t-elle de ces activités ? Quels sont les impacts notables sur la population et le territoire ? Afin de trouver les réponses à mes questions, j’ai mené de nombreux entretiens avec les acteurs locaux. J’ai choisi de vous raconter deux rencontres marquantes : celle de l’inspirant Brother Colm O’Connell, et de l’athlète Jonathan Kiplimo Maiyo.
Lors d’un mercredi après-midi ensoleillé, Brother Colm O’Connell m’invite dans sa demeure décorée de nombreux trophées et autres signes de reconnaissance. Nous nous asseyons, et avec le ton d’un grand orateur et la sagesse acquise de son expérience, il me livre les secrets de la genèse de l’athlétisme à Iten. Brother Colm est arrivé en 1976, comme professeur de géographie à l’école Saint-Patrick. Il est ensuite devenu un entraîneur de renommée mondiale. Il a joué un rôle considérable dans le développement de la course à pied à Iten en particulier, et au Kenya plus globalement. À cette époque, l’athlétisme était pratiqué uniquement dans deux écoles : la Saint-Patrick High School (école réservée aux garçons) et la Singore Girls school (réservée aux filles). Un tournant s’opère dans les années 1990, lorsque l’athlétisme se professionnalise. La perception de l’athlétisme change et prend de la valeur : le sport est vu comme une bonne façon de gagner sa vie, et s’avère être une opportunité pour voyager à travers le monde. Dès lors, les athlètes ne sont plus cantonnés à leur lieu de travail, et peuvent dorénavant choisir l’endroit qu’ils jugent le plus propice pour s’entraîner. Beaucoup ont choisi Iten en raison des bénéfices liés à la haute altitude, du climat, de l’environnement rural et de l’absence de distractions. La venue d’athlètes kényans s’accompagne d’une demande en logements, centres médicaux, physiothérapeutes, infrastructures sportives… qui contribue au développement économique et urbain d’Iten, autour du sport. Aussi, nombreux sont les athlètes qui, après avoir gagné des primes, ont investi dans la construction d’écoles, d’infrastructures agricoles… stimulant ainsi le développement local. Donc, l’athlétisme ne bénéficie pas qu’aux athlètes, mais à une sphère plus large. Les athlètes, majoritairement ruraux, aiment l’idée d’apporter en retour au territoire qui les a portés jusqu’au sommet.
La trajectoire de Jonathan Kiplimo Maiyo : un exemple d’athlète intégré dans le réseau de l’athlétisme professionnel et mondialisé
Jonathan Kiplimo Maiyo est un athlète qui détient des records en 2h04’56 au marathon et en 59’02 au semi-marathon, établis en 2021. De sa voix calme, il m’a raconté son histoire avec une grande humilité. Originaire de Kakiptui, un village à l’ouest d’Eldoret, il s’est installé à Iten en 2012 pour s’entraîner dans les meilleures conditions. Il a déjà reçu des primes importantes lors des marathons qu’il a couru à l’étranger (voir la carte ci-dessous montrant les déplacements effectués par Jonathan pour la participation à des compétitions internationales). Il a dépensé cet argent pour acheter des terres, construire une maison et aider sa famille : il a, notamment, permis à sa sœur d’aller à l’école en payant ses frais de scolarité. S’il gagne encore des prix, il voudrait investir davantage et aider ceux qui ne peuvent pas aller à l’école. Cela rejoint les propos de Brother Colm soulignant la solidarité et la générosité de nombreux athlètes. Selon Jonathan, l’athlétisme au Kenya change beaucoup de vies, apporte beaucoup à la communauté. Blessé pendant quatre ans, Jonathan a traversé une période compliquée. Perdant ses sponsors, il devait faire des petits boulots mal payés. Selon lui, les blessures font partie des grandes difficultés rencontrées par les athlètes. Pour prévenir leur apparition, il faut avoir recours à des massages, bien se reposer… des soins que de nombreux athlètes ne peuvent s’offrir. Il ne faut pas oublier que pour certains d’entre eux le principal défi est de se nourrir (quelques-uns ne font qu’un repas par jour…). Il existe des inégalités très marquées entre les athlètes qui ont l’opportunité de participer à de grandes compétitions où il est possible de gagner de l’argent, et ceux qui ne le peuvent pas. Le métier d’athlète devient alors un métier précaire, où l’individu s’engage avec de grandes espérances, sans pour autant savoir réellement s’il l’obtiendra la récompense à ses efforts.
L’attraction mondiale d’Iten
Le succès des athlètes kényans, dont la majorité s’entraîne à Iten, a attisé la curiosité des étrangers. La venue de ces derniers a aussi eu un impact plus large, avec la construction d’hébergements, les achats qui stimulent l’économie et bénéficient à la communauté locale, notamment à travers les offres d’emplois créées. À partir des années 1990, mais surtout des années 2000 et 2010, d’autres centres d’entraînement se sont développés dans la région, à l’image de Kapsabet, Kaptagat… Le phénomène est né d’Iten, The Home of Champions, mais s’est diffusé spatialement : des villages ont adopté des programmes similaires dans le but de donner l’opportunité aux jeunes de développer leur talent. Les acteurs s’approprient l’idée que l’athlétisme a de la valeur, non seulement pour les athlètes, mais aussi pour leur famille et la communauté. En ce sens, on pourrait dire qu’Iten est le pionnier de cette forme d’organisation sociale et spatiale fondée sur l’athlétisme, ce qui en fait le village de coureurs le plus connu. Mais face à la modernisation, l’urbanisation croissante et les flux d’étrangers, Iten est confronté aux enjeux suivants : maintenir un équilibre entre culture locale et étrangère, préserver ce qui fait sa renommée : son caractère rural, ses larges espaces ouverts, des hébergements et équipements abordables et de qualité. En cela, le stade Kamariny à Iten, qui est en construction depuis des années et aujourd’hui à l’abandon, pose question. « You cannot imagine that we are in the Home of champions and we have no track. This is very strange », affirme Brother Colm.
Les femmes et l’athlétisme : un combat contre les idées reçues
Il faut savoir qu’au moment où Brother Colm est arrivé sur les terres kényanes, très peu de filles pratiquaient l’athlétisme. Comme Brother Colm a commencé à entraîner des filles de la Singore Girls School, et en leur donnant l’opportunité de faire des compétitions, il a joué un rôle prépondérant dans l’accès des femmes kényanes à l’athlétisme. En 1991, la première femme à gagner les championnats du monde de cross vient de l’école Singore, entraînée par Brother Colm. Ces athlètes deviennent des modèles pour les jeunes filles kényanes. Peu à peu, les mentalités commencent à changer, les croyances selon lesquelles les femmes ne peuvent pas courir sur de longues distances se brisent face aux réalités. Avant, les filles se mariaient alors qu’elles étaient à peine majeures, et devenaient automatiquement des femmes au foyer. Elles n’avaient donc pas l’opportunité de courir en tant qu’athlètes. Mais dès lors que certaines ont pris part aux compétitions internationales, elles ont gagné de l’argent et sont devenues indépendantes. En partie grâce à l’athlétisme et à Brother Colm qui a participé à l’autonomisation des femmes à Iten, leur statut s’est amélioré dans la société, même s’il reste encore beaucoup de travail pour arriver à une égalité.
La philosophie de Brother Colm O’Connell
Brother Colm a toujours vu la pratique de l’athlétisme comme une forme d’apprentissage utile à chacun. Il considère que l’expérience d’être athlète peut amener à devenir une meilleure personne, dans la mesure où l’athlète apprend des valeurs telles que la discipline, le travail d’équipe, la concentration, l’assiduité, la persévérance… Son approche de l’entraînement est holistique : il prend en compte toutes les facettes de l’athlète, dont les traditions locales, les façons de faire et de penser. Pour lui, il faut intégrer l’athlétisme dans la personnalité et le mode de vie de l’athlète. C’est son sens de l’observation et de la prise en compte des individualités qui l’ont amené à devenir un grand entraîneur. En effet, quand il est arrivé en 1976, il ne connaissait rien à l’entraînement, et a tout appris en observant. La particularité de son approche est aussi qu’il ne mesure pas, n’analyse pas tout systématiquement comme on a l’habitude de faire en Europe. Par exemple, nombreux sont les athlètes et entraîneurs qui s’enferment dans un programme strict, qui laisse peu de place à la liberté, l’adaptation ou l’improvisation. Quand il y a écrit 10 km à faire, ce n’est pas 9 ou 11, c’est 10 km ! Or Brother Colm ne met pas de barrières, il pense que justement le progrès vient en brisant ces barrières qu’on érige à notre insu. Au Kenya, on ne calcule pas sans cesse, c’est beaucoup plus instinctif, et c’est un élément essentiel de la recette du succès de Brother Colm et de ses athlètes. Il lui arrive de mesurer certains aspects, surtout à l’approche des compétitions, mais il fait toujours en sorte que cela ne devienne pas une obsession. Cette caractéristique se traduit aussi dans les à-côtés de l’entraînement : les Kényans savent mieux se reposer, s’ancrer dans le moment présent sans se préoccuper du lendemain. Ils ne ressassent pas les échecs puisqu’ils appartiennent déjà au passé. Ce sont peut-être des éléments qui peuvent nous faire réfléchir.
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Crédits photos : Alanis Duc et Manon Trapp