Perché sur l’une des spectaculaires falaises de la vallée du Rift, à quelque 2400 m d’altitude, le village de Iten, dans le monde de la course à pied, représente beaucoup plus qu’un village de coureurs au Kenya. C’est un mythe. La double championne de France de cross-country (2021 et 2022) Manon Trapp est actuellement sur place en immersion totale pour réaliser un rêve à deux facettes : fouler les terres des champions d’athlétisme et mener des enquêtes terrain relatives à ses études en Master Géographie & Montagnes à l’Université Savoie Mont-Blanc. La demi-fondeuse de l’AS Aix-les-Bains a accepté de faire partager son quotidien aux lecteurs de Stadion. Pour son premier carnet de bord, elle évoque son arrivée à Iten et l’atmosphère qui se dégage.
Il y a une semaine, j’ai quitté la France pour habiter temporairement Iten dans le but de préparer le championnat d’Europe de cross-country à Turin (12 décembre), mais aussi pour décrypter ce morceau de terre et son épaisseur anthropique dont le nom résonne dans l’imaginaire des coureurs. En effet, l’autre motif de ma venue est mon mémoire de géographie. « The Home of Champions » me paraissait être un territoire très pertinent pour mon étude. En prenant en compte vos questionnements suite à un sondage effectué sur les réseaux sociaux (un grand merci pour la participation active), j’essaierai de vous faire vivre un peu de l’intérieur mon expérience d’athlète à Iten…
La toute première rencontre se fait avec le paysage. Il y a d’abord cette route d’asphalte qui constitue la colonne vertébrale du village. Le long de celle-ci, une multitude d’échoppes poussent comme un alignement d’arbustes. Chaque petite construction est une boîte à mystères. L’entrée est étroite et sombre, on se demande systématiquement ce qui s’y déroule à l’intérieur. En dépassant ma timidité, j’ai pu découvrir des étalages de fruits locaux au milieu desquels se fondaient des personnes adorables, toujours accueillantes. Iten est d’abord un espace rural, où s’étend un patchwork de petites parcelles cultivées, souvent de maïs, agrémentées de végétation et d’arbres. Et puis ce qui magnifie et s’ajoute à la palette colorée de cette aquarelle, c’est la terre ocre omniprésente. La région est traversée par un rift, une cicatrice géologique longue de près de 6000 km qui s’étend du Nord de la Syrie au centre du Mozambique. Cette particularité se traduit dans le paysage par un fossé d’effondrement spectaculaire à l’est d’Iten. La vue sur la vallée en contrebas est fascinante ! Iten est un petit joyau où se combinent le calme et les ambiances animées de la vie vécue au grand air.
Comme nombre d’athlètes, j’éprouvais depuis un certain temps une envie forte de fouler les terres rouges du Kenya, de participer aux fameux fartleck kényans et morning run, de goûter l’ugali (farine de maïs bouillie), de vivre une parenthèse africaine, faite d’amour de la course à pied et d’eau fraîche. Mais comme dans tout voyage quelques écarts existent entre ce que nous imaginons et ce que nous vivons sur le terrain… Trois jours après mon arrivée, je tombe très malade (vomissements, fièvres, tremblements, fatigue) et reste clouée au lit 24 heures. Une fois rétablie, je tente un footing mais au bout de 150m à peine, je m’étale par terre, à cause d’une seconde d’inattention (leçon à retenir au Kenya : toujours regarder où l’on met les pieds, sinon c’est la chute assurée).
Cela fait peut-être partie du lot de l’acclimatation ? Le corps quitte la plaine ainsi que l’environnement aménagé et aseptisé. Le cerveau doit comprendre que le plat c’est fini, la facilité aussi. Les chemins sont jonchés de cailloux, il faut cohabiter avec les motos, l’altitude coupe les jambes et le souffle. On se sent si vulnérable face à une montée ! On change son alimentation, sa routine de vie, ses habitudes d’entraînement, on quitte un peu sa zone de confort, et c’est ce qui rend l’aventure captivante, qui vaut mille fois la peine d’être vécue. En arrivant, je ne connaissais personne sur place. Mais ici, règne une forme de solidarité, de simplicité, de partage, de convivialité et de souci des autres qu’on a un peu perdue dans nos sociétés urbaines modernes. L’hospitalité de Charlie et son équipe aux petits soins dans la petite structure d’accueil nommée Swiss Side, et les rencontres que j’ai faites jour après jour ont rendu les choses bien moins difficiles à endurer, la dérision et l’humour ont pris le dessus !
« Est-il difficile de s’intégrer en tant qu’étranger ? »
Pour répondre à cette question de mon point de vue et selon mes premières impressions, je dirais que non, à condition d’adopter une attitude curieuse et de s’ouvrir à des codes, des habitudes et façons de penser différentes des nôtres. En mettant un peu à distance sa vision du monde européocentrée et en se tournant vers l’autre, il est possible de s’intégrer. Un exemple qui m’a marquée : je suis allée pour la première fois au morning run à 6h30, dont le point de départ se trouve en face de la station essence, au niveau de la route principale. Immédiatement, je me suis sentie faire partie du groupe, car tous les athlètes kényans m’ont serré la main et m’ont saluée. D’autre part, j’ai rencontré un athlète brésilien qui ne parle pas un mot d’anglais mais qui a réussi à intégrer un groupe, ce qui prouve que même la barrière de la langue peut être dépassée. En s’adaptant aux coutumes locales et en respectant l’autre, je pense que tisser des liens est possible. La culture n’est pas un frein, surtout quand la course à pied est là pour faciliter les échanges. De plus, dimanche, intriguée par les chants de la messe, je me suis approchée, avec un ami, de l’église. Quelqu’un nous a immédiatement fait signe d’entrer et nous a proposé de nous asseoir pour partager un moment riche en émotions avec la communauté locale. Néanmoins, dans les esprits, on restera toujours l’étranger, à qui les enfants disent « Hello, How are you ? What’s your name ? », que certains malins essayeront de faire vendre plus de marchandises ou plus cher. En tant que femme européenne, il est difficile de se fondre dans la masse et il est fréquent de se faire aborder dans les rues lorsqu’on marche seule, sans pour autant ressentir de l’insécurité.
« Qu’est-ce qui change entre s’entraîner en France et au Kenya ? Quel est le rythme d’entraînement kényan ? »
Généralement, le premier footing actif se fait très tôt le matin. Un jour, j’ai été avec le groupe de Julien Wanders à la piste d’Eldoret, nous sommes partis d’Iten à 5h30, et alors qu’il faisait encore nuit, on voyait déjà des groupes courir (et pas à une allure lente !). Cependant, le fartleck kényan du jeudi débute à 9h. J’y suis allée en observatrice, et au programme, c’était trente fois une minute active avec une minute de récupération, dans des chemins vallonnés et semés de cailloux ! L’après-midi, c’est en général un footing de récupération. Le dimanche est consacré au repos. Quand on compare l’entraînement français à celui des Kényans, c’est la quantité, le niveau de charge qui impressionne. Un élément important à souligner : les Kényans courent beaucoup à l’instinct ! En s’entraînant à Iten, on ne peut que courir à la sensation, car les chronos perdent de leur signification, et c’est le niveau d’effort ressenti qui sert de nouvelle mesure. Un contraste très prégnant avec la France est la taille des groupes et la quantité de coureurs. Il y a une densité hors norme, et c’est très motivant de voir tant de personnes s’investir à fond dans la course à pied et travailler dur pour atteindre ses objectifs.
Je suis immédiatement tombée sous le charme d’Iten. J’ai vécu une première semaine intense. Il y a toujours un petit quelque chose qui vous surprend, vous émerveille ou vous rappelle à la raison. Hâte de vous partager la suite de mes impressions !
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Crédits photos : Alanis Duc et Manon Trapp