Embarquez-vous dans un voyage réflexif avec Cécile Jarousseau et Manon Trapp, respectivement championne de France 2023 de course en montagne et de cross-country. Elles partagent leur vision de leurs deux passions : la course à pied et la randonnée en montagne. Au cours de leur conversation relatée ci-dessous, elles délivrent leur rapport intime à ces deux pratiques, qui sur de nombreux points se rejoignent. Derrière les bénéfices de la randonnée qu’elles perçoivent dans leur quotidien, tant sur le plan mental que physique, les deux internationales françaises invitent chacun(e) à trouver l’activité qui lui apporte bonheur et ressourcement.
— Manon : Cécile, toi qui habite à Font-Romeu, tu es sur un terrain de jeu rêvé pour la course à pied et la randonnée. Dis-moi ce que t’apporte cette dernière dans ton quotidien.
— Cécile : Randonner, c’est une façon pour moi de retrouver des sensations corporelles que l’on connaît moins en tant que coureurs. Hors période de compétitions athlétiques, c’est aussi une belle activité aérobie au final, sans s’en rendre compte, en se challengeant face aux défis de la montagne en toute humilité. La randonnée est pour moi essentielle. C’est prendre un temps calme et simple. Savoureux. Contemplatif. C’est juste goûter l’instant et se délecter de son infime beauté. C’est redonner un enjeu différent de rythme. Retrouver le rythme humain, le sien, sentir le monde qui bat sourdement en nous un peu.
— Manon : C’est certain, j’ai aussi la sensation que randonner régénère. On le voit, de plus en plus de personnes quittent la ville, partent vadrouiller en montagne, comme happées par un élan viscéral, pour « retourner aux sources ». C’est une façon de s’extraire du monde, de fuir des aspects du quotidien, de la société. Pendant une échappée en montagne, on entre dans une forme d’ « espace-refuge », où l’on s’accorde du temps pour soi, pour simplement être dans la nature et se mouvoir sans impératif… Tout comme partir courir, c’est mettre une parenthèse de légèreté dans une journée. La randonnée permet pour nous, athlètes, de mettre de côté pour un temps, la frénésie du chronomètre, les exigences de performances, etc.
— Cécile : Je rejoins totalement cette idée dans la mesure où une telle pratique octroie une fraîcheur mentale indéniable pour un athlète. En rando, il y a beaucoup moins de pression de résultats. Il ne faut pas oublier que l’on n’est pas que athlètes (beaucoup le disent, très peu le vivent), mais des habitants de ce monde fascinant, avec toutes ses opportunités de vie, d’aventures, à l’image de l’expérience de la randonnée, qui nous fait vivre une multitude de sensations. Cela peut être déclinable sur beaucoup de pratiques.
« Un point commun qui m’attire dans la randonnée et la course à pied, c’est à la fois le versant de la découverte du monde, et de l’autre côté, l’exploration intime de soi. »
— Manon : Oui, et d’ailleurs je pense que marcher longuement aide à redéfinir qui nous sommes. Le temps que l’on s’accorde, additionné au mouvement lent et régulier de la marche, active, comme mécaniquement, les pensées…
— Cécile : Donc tu es d’accord que cette pratique est bien plus qu’un passe-temps. Et ce qui est fou c’est qu’elle nous semble, à toutes les deux, partie intégrante de notre équilibre de coureuses.
— Manon : Tout à fait. Et un point commun qui m’attire dans la randonnée et la course à pied, c’est à la fois le versant de la découverte du monde, et de l’autre côté, l’exploration intime de soi. Dans les deux cas, le corps mobile sert de mode d’entrée en lien avec le monde et améliore la qualité de notre relation avec lui. On prend la mesure et la température du monde à l’aide de moyens rudimentaires : en marchant ou en courant. Et cette expérience a le pouvoir de nous transformer.
— Cécile : Je rebondis sur cette idée d’exploration. C’est souvent ce qui clive l’athlé du monde de la montagne en course à pied. « Comment faites-vous pour tourner en rond autour d’une piste, même en footing parfois, sans vous ennuyer ? » est une question que l’on me pose souvent parmi les amis « montagnards ». Il y a deux pôles d’exploration dans le sport, l’extériorité de l’être, et son intériorité. Peut-être que l’on tient effectivement un semblant de réponse là-dedans. Dans la mesure où les athlètes sont sans doute plus centrés sur leur monde intérieur, cette écoute de soi, de ses sensations, peut être aussi vertigineuse que de belles chaînes de montagne gigantesques à découvrir… Alors qu’en montagne, tu t’ouvres sur le hors-soi, même si tu restes à l’écoute de ton corps, tu allies les deux, et l’ouverture est peut-être plus complète.
— Manon : En effet, les plus beaux moments sont ceux où j’ai l’impression, en marchant ou en courant, de me fondre dans mon environnement. Cela en vient à me faire penser à la question du temps, aussi importante que la dimension spatiale. L’ancrage dans le présent dans des passages techniques, physiques ou lorsqu’on s’émerveille et que tout d’un coup plus rien n’existe que le moment présent.
— Cécile : Que l’on retrouve au sein de l’acte de performance sportive. Dans la course, nous sommes dans l’instant. Nous répondons au problème d’une situation donnée. C’est ça la véritable performance. En randonnée, spécifiquement dans les passages engagés, ce qui est vécu est d’une intensité folle. C’est cette sensation pétillante, nauséeuse mêlée de terreur et d’excitation qui nous pousse. Tu es obligé d’être concentré. Là. Maintenant. Comme avant le départ d’une course. Car là tu n’as pas le choix et c’est de temps en temps une question de survie en montagne. Et ce qui est magnifique c’est que c’est dans ces moments-là que nous sommes, en tant qu’individu. Dans la difficulté. Dans l’action. Et ça, ça surpasse toute analyse post ou pré compet. La performance n’est pas figée. Jamais. Elle est une sorte de tourbillon contrôlé à l’instant T. D’où le caractère unique de chaque perf, et chaque passage délicat en rando. Et l’impossibilité de la/le reproduire à l’identique.
« J’ai toujours un itinéraire vague, mais je me laisse porter. »
— Manon : Il y a aussi l’inéluctable impatience qui nous fait basculer dans le futur et les espérances. Quand, posé sur un rocher, ou le soir en regardant sur une carte le chemin parcouru, derrière nous la progression. En randonnée comme dans un projet sportif, il y a des étapes, du plaisir, de la douleur, de multiples rebondissements… On cherche sa voie, pas à pas, dans l’immensité du monde, on s’interroge, on avance, parfois avec la sensation que plus rien ne peut nous arrêter, parfois à reculons, mais il y a toujours ce mystère inexplicable, cette soif d’effort et de découverte qui nous porte vers l’avant. C’est un point où je trouve que la pratique de la course à pied “à haut niveau” comme je la conçois et la randonnée se rejoignent. Il y a souvent un objectif qui donne naissance au projet : une traversée d’un point à un autre, de la situation initiale à celle espérée. Celui-ci est ponctué de micro-objectifs qui sont bien ancrés dans l’espace et aussi fantasmés : l’arrivée à un col, à un refuge, à un “point d’intérêt”… Et sur lesquels on se base pour constituer des étapes sur le chemin à parcourir. Même logique en course à pied, poussés par des envies, qui vont faire naître des axes de travail, et de progression.
— Cécile : Je nuance légèrement ce propos. Cela soulève la question de la manière d’effectuer un itinéraire. Pourquoi se fixer un objectif précis ? Ceux qui vivent l’itinérance en marchant savent très bien que leurs plans initiaux ne seront jamais réalisés tels qu’imaginés. La plupart du temps, se donner une direction seulement, et de la savoir modulable permet à la fois de donner plus d’importance au chemin, et d’être ouvert à l’adaptation, tout en s’en délectant. Qui n’a jamais remarqué que les buts sont parfois atteints de manière surprenante, sans réelle anticipation, et en ayant simplement adapté son comportement à une situation donnée de manière désintéressée ? Lâcher l’objectif enlève une bonne dose de pression, laisse la part belle au plaisir et surtout donne une saveur inégalée à l’impermanence de la vie. Après plusieurs années de pratique, c’est une solution qui m’apporte beaucoup de bonheur. J’ai toujours un itinéraire vague, mais je me laisse porter. La HRP (trace qui traverse les Pyrénées par les crêtes), je l’ai terminée alors qu’à la base je partais pour 10 jours de rando dessus, simplement en me laissant guider par les aléas en chaîne que la montagne place sous tes pas. En athlé j’essaie d’opter pour cette même philosophie.
— Manon : C’est vrai, il y a la conquête des sommets, mais aussi et surtout ces longues flâneries sur les plateaux, ces marches sans but. En vérité, dans la vie, on passe la plus grande partie de son temps dans la monotonie : mettre un pas après l’autre, profiter du paysage, des sensations, s’arrêter, récupérer et ainsi de suite. Et puis c’est là qu’on apprend les savoir-faire, les techniques, qu’on se forge le mental… Sans être obnubilé par une attente irrésistible de résultat.
— Cécile : Oui, il y a tant d’apprentissages que l’on peut tirer de la montagne, et de la pratique de la randonnée…
— Manon : Il y en a un qui me vient en tête et qui je pense est grandement utile et applicable à la course à pied. Le recours à nos forces pour faire face à l’adversité, endurer, ne pas abandonner, est nécessaire. Marcher, courir, c’est toujours aller de l’avant. Et surtout, profiter de l’instant présent, du paysage, qui bientôt ne sera plus qu’un souvenir derrière soi. Parfois, une séance peut être longue et éprouvante, mais j’essaie de me rappeler que finalement, c’est ce que j’aime faire, ce qui m’anime au quotidien. Courir, évoluer dans l’espace, me surpasser, découvrir et apprendre. Quand on randonne en montagne sans savoir véritablement ce qu’il nous attend dans les heures qui suivent, que ce soient les paysages ou la température du bain psycho-émotionnel dans lequel nous baignerons, l’inconnu est omniprésent. Tout comme quand on s’investit corps et âme dans la course à pied, les périodes de doutes, de perte de confiance peuvent arriver ; est-ce qu’on y arrivera ? L’avenir nous le dira.
« Nos lecteurs ne sont pas forcément coureurs ou randonneurs aguerris, mais peut-être qu’ils ressentent quelque chose de similaire à travers une autre activité, qu’elle soit sportive, artistique, intellectuelle… »
— Cécile : Tout à fait, ce sont deux pratiques qui mobilisent le courage. A la fois celui de l’effort physique au quotidien mais aussi celui de concevoir l’inconnu comme partie intégrante du processus… Pas simple, pour nous, petits humains attachés à notre confort et à notre sécurité. Être face à soi-même dans la nature, c’est parfois chasser ses angoisses qui arrivent, braver ses peurs, prouver à soi, et non aux autres, que l’on peut se faire confiance face à la difficulté. Mais lorsque c’est dans une pratique qui te passionne, c’est une sorte d’art de vivre, qui vaut bien quelques frissons. Finalement, qu’est-ce qu’on y gagne ? Apprendre je pense, évoluer, en s’amusant. Car à chaque problème donné, nous en ressortons grandis car nous avons appris. Et apprendre apporte la satisfaction d’avoir agi, et de pouvoir ensuite faire la chose la plus belle de toute : partager. C’est ce que je retiens de plus important. Cette possibilité de partage avec l’autre. C’est un troisième pôle d’exploration tout aussi vertigineux, qui apporte une joie sans pareille. Sublimer l’individualisme inhérent à ces deux sports, en liant, tissant, nouant avec les autres, et ainsi goûter à un frisson de vie d’une intensité folle.
— Manon : Nos lecteurs ne sont pas forcément coureurs ou randonneurs aguerris, mais peut-être qu’ils ressentent quelque chose de similaire à travers une autre activité, qu’elle soit sportive, artistique, intellectuelle… Et ce que nous avons décrit précédemment, nous souhaitons à chacun de le vivre à sa manière.
« L’allure de course, et encore plus celle de la marche, nous ramènent à notre petite condition d’humains. »
— Cécile : Oui, il y a comme un dialogue entre le corps, l’esprit, et le monde, on se retrouve et on se sent en harmonie. Tout semble alors aligné, et je me dis que ce que je fais a du sens.
— Manon : Peut-être que ce lien, tout en mouvement, transcende les dualités en nous connectant au monde. Tout simplement. Et c’est peut-être cela l’essence de ce que l’on aime dans ces deux pratiques.
— Cécile : Il y a aussi la perception du temps qui est très différente : l’allure de course, et encore plus celle de la marche, nous ramènent à notre petite condition d’humains. Et pourtant, les paysages défilants donnent parfois l’impression d’avoir vécu une semaine. Ça me rappelle des journées de 12 km et 7h de marche lorsque l’on part en hors sentier des fois.
— Manon : Effectivement, et en foulant les montagnes, on s’ouvre encore à une autre temporalité. Celle de l’orogenèse, c’est-à-dire la formation des roches, qui s’étend sur des milliers d’années… Et on se rend compte que notre temps de passage sur Terre est finalement très court par rapport aux échelles de temps géologique. Ce qui, comme on le disait au début, nous apprend à relativiser…
Suivez les aventures de Manon Trapp (@manon_trapp) et Cécile Jarousseau (@jajarousseau) sur leur compte Instagram.
Crédits photos : STADION, Manon Trapp et Cécile Jarousseau